La maladie

Je vous le dis comme je l'ai vécu avec mon père.

Tout d'abord, en 2016, la seule façon de confirmer le diagnostic d'Alzheimer était l'autopsie du cerveau. C'est pourquoi nous disons toujours 'Alzheimer et apparentés' car en fait nous n'en savons rien. Pas d'affolement, cela ne change rien au traitement.

Petite parenthèse :
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Je souhaiterais recadrer un trop grand pourcentage de personnes, et même de cinéastes et d'écrivains, qui s'imaginent qu'Alzheimer n'est qu'une perte de la mémoire et que le malade part doucement et sans souffrance. Un autre cliché qui m'exaspère aussi consiste à dire qu'un malade l'a un peu cherché parce qu'il n'a pas fait ce qu'il fallait pour éviter de 'perdre la tête'. C'est une maladie, comme le cancer. Ce sont très souvent les grands âges de 80 / 95 ans, non atteints, qui ont ce raisonnement et bien-sûr, eux, ont su faire pour ne pas la perdre, la tête, même si bien souvent ils la perdent malgré tout par la vieillesse, mais qui est d'une manière bien différente de la maladie.
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Les parents ne voient pas leurs enfants grandir, et adultes, les enfants ne voient pas leurs parents vieillir. Et encore moins, devenir malades. Un cerveau malade, quand il dysfonctionne, il ne va pas nous faire vomir, il ne va pas nous faire dire que nous avons mal ici ou là.
Pour les proches toute la difficulté est là, accepter que le malade ne sera plus jamais ce qu'il était, ce qu'il était n'est plus, il est modifié. Il ne sera plus lui-même 100% du temps. Nous nous accrochons à ce qu'il était, en râlant. Il fait ci ou ça, il oublie ci ou ça, nous sommes dans le reproche, et nous avons tort.

Au début de la maladie ils n'arrivent plus à se souvenir de ce qu'ils ont fait dans le dernier quart d'heure.
La maladie en s'aggravant ce sont les souvenirs plus lointains qui sont touchés. Mais la maladie est anarchique alors parfois ils ne se souviennent pas et parfois si. Comme si la connexion aux souvenirs était défaillante, et plus la maladie avance plus cette connexion est défaillante et remonte vers les souvenirs les plus anciens.
Le malade atteint commence par vous poser 3 fois la même question en ½ heure. Pas la peine de lui dire ou de lui démontrer que vous avez déjà répondu 3 fois, de l'humiliation qui ne sert à rien puisqu'il aura oublié dans la ½ heure qui suit. Néanmoins je suis consciente que notre ego en serait flatté si nous le faisions, or ego qu'il faut absolument oublier avec cette maladie.
Ces oublis ne peuvent être confondus avec les effets de la vieillesse car celle-ci oublie qu'il a déjà posé la question mais se rappellera de votre réponse quand vous la donnerez pour la 2ème fois. Ce n'est pas le cas avec la maladie, avec la maladie vous pouvez la donner 3 ou 4 fois dans la même ½ heure sans qu'il en ait le moindre souvenir.

Il a aussi des troubles de l'orientation, en voiture d’abord, puis plus tard à pied, puis en intérieur dans sa propre maison. Désorientation temporelle aussi : ne sait pas quel jour ni quelle année nous sommes. N'ont plus la notion du temps : c'était hier, il y a 6 mois ?

La personne se sent diminuée, elle sent son cerveau partir en lambeau, son ego en prend un coup. Le regard des autres aussi joue beaucoup...elle 'perd la tête', elle a 'fauté', elle a 'mal vieilli', elle en est responsable, etc..., réflexions qui ne seraient jamais dites avec un cancer. C'est une maladie encore considérée comme honteuse, genre sida dans les années 80.
Le malade sait qu'il ne peut plus faire certaines choses mais n'acceptera pas que d'autres fassent à sa place. Il veut donc faire, mais stresse, s'énerve, voyant qu'il n'y arrive plus. La peur, la colère s'installent. Il angoisse et fait une montagne d'un rien du tout, du moindre problème, il doit allez au delà de ses compétences. Il panique, perd ses moyens, ce qui empire son agitation. Dira qu'il peut tout à fait vivre seul, alors que ce n'est plus possible, et il le sait mais...peur de l'ehpad ou pas envie de se faire envahir par un étranger (aide à domicile) qui risque de bousculer ses habitudes, son intérieur (peur du vol aussi), et de lui faire perdre sa liberté, son intimité.

Ils peuvent aussi souvent vous parler d'argent, ils ont peur que nous leur volions, étant donné qu'ils ne comprennent plus et ne font pas confiance. Soupçonnent le vol d'objets disparus, en sont parfois persuadés, alors qu'ils les ont juste perdus ou déplacés.

Plus tard arrivent ce que nous appelons, les troubles du comportement, qui peuvent faire penser à de la 'folie', mais ils s'expliquent très souvent. Suivant le malade ces troubles peuvent aller de la 'folie' douce au 'fou' furieux, ce peut être terrible pour tous, le malade compris. Certains peuvent même devenir violents physiquement. Et impossible de savoir à l'avance de quelle nature seront ces troubles sur votre malade, chaque malade est différent.

Je vous parlerai sans tabou des troubles de mon père car cette omerta qui règne autour de la démence doit cesser, certains se refusent même d'utiliser le mot, démence. C'est une maladie, non une conséquence d'un comportement ou d'un caractère coupable.
Mon père avait des délires de persécution, c'est de la paranoïa. Prises branchées, diodes allumées sur téléphone ou appareils ménagers représentaient pour lui un danger qui venait de l'extérieur, tout devait être débranché, sinon la maison allait 'prendre feu', 'exploser'. Il avait des tocs aussi, c'est de l'anxiété, descendait plusieurs fois par jour à la cave régler la chaudière, touchait sans arrêt aux thermostats de la maison. Faisait une fixation sur, ce que j'appelais, ses 'doudous' : portefeuille, mobile, lampe de poche. Ils le rassuraient mais parfois le rendaient fou aussi, ce n'était pas dommage quand il a pu s'en passer. Mon père était conscient de ce que la maladie lui faisait faire : en plein délire il s'était arrêté net et m'avait dit 'Je deviens fou'.

De ce que j'ai pu voir en ehpad ou à l'hôpital, les troubles les plus affreux sont ceux qui font hurler les malades alors qu'ils savent très bien s'exprimer avec des mots.

Tout ceci est de la souffrance, ils vivent dans la panique, l'angoisse, l'anxiété, la colère, la paranoïa, la peur voire dans la terreur, à en devenir fou donc, tant c'est dur à vivre.

Rien ne sert de les raisonner, il faut plutôt les rassurer, en permanence. Rien ne sert de s'opposer à eux, cela aura pour effet de les mettre en colère alors que le but est de les calmer.

Oubliez ce qu'était votre proche avant d'être malade, oubliez les rapports de force s'il y en avaient, vous devez vous soumettre, nous ne sommes plus dans le 'qui a raison qui a tort', nous sommes dans le 'comment le rassurer, comment l'apaiser'. Ne pas lui dire qu'il invente ou qu'il délire quand il raconte n'importe quoi, ou voit des choses qui n'existent pas. Ce qu'il voit ce qu'il dit il en est persuadé. Adaptez vos réponses s'il a des questions non réalistes, donnez lui une réponse qui ne vous oppose pas à lui mais qui non plus ne vous fasse pas entrer dans ses délires. Souvent mes réponses étaient 'Je ne sais pas', 'Je n'ai pas vu', 'Je n'ai pas entendu'. Essayer de passer à un autre sujet, de désamorcer s'il boucle, en douceur.
Le malade ne sait ce qu'il a fait dans la dernière ½ heure, mais il fera toujours confiance à sa mémoire quoique vous lui disiez, donc s'il vous demande, par exemple, un petit déjeuner qu'il vient de finir et qu'il a oublié d'avoir pris, donnez lui un 2ème. Un jour ça lui passera.

Il n'est pas la peine de lui demander 'As-tu bien mangé ce midi ?' ou 'As-tu bien dormi la nuit passée ?', car il ne sait pas et en est conscient, c'est donc lui remuer le couteau dans la plaie. Essayez de ne pas le questionner sur le passé, mieux vaut lui parler de l'instant présent ou de l'avenir.

Évitez tout litige, mettez votre fierté au panier, vous aurez de toutes façons toujours tort. Il est malade, ne l'oubliez JAMAIS, et je sais que ce n'est pas toujours simple de l'intégrer et de lâcher prise.

Arrive l’époque ou c'est le 'Non' qui domine quoique vous lui demandiez. Voici venue la 'Génération nan nan' -;). Patientez, revenez quelques minutes plus tard, ou qu'une autre personne demande, il finira par dire oui. Ne le forcez pas et encore moins avec brutalité, cela se passerait encore plus mal. Rassurez le, encore et toujours. Il peut aussi dire non car il n'a pas bien compris la question et avoir peur de ce qu'il va arriver, donc dans le doute il répondra non, pour ne pas prendre de risque, il optera pour le 'pas bouger', 'pas de changement', plus sécurisant. Un jour mon père ne voulait absolument pas sortir pour aller à un RDV, je ne m'en sortais pas. J'ai fini par lui dire 'Cela me ferait plaisir', il s'est levé d'un coup.

J'ai fini par vider doucement mais sûrement son placard de vêtements car il en faisait n'importe quoi, la nuit surtout. J'ai retrouvé des vêtements dans la cuvette des toilettes. Je l'ai vu habillé avec une polaire en guise de jupe et des gants polaire en guise de chaussettes, un des moments attendrissants de la maladie. J'ai dû aussi écarter la brosse à WC que j'ai retrouvée dans le lavabo. J'avais aussi dévisser la douchette pour visser à la place un bouchon, car de jour comme de nuit il pouvait, habillé, 'jouer' avec, robinet ouvert, sans vouloir prendre de douche pour autant. Les produits nocifs n'étaient plus à portée de main, pour ne pas prendre de risque. Je condamnais le frigo la nuit, il y a toujours un moyen de le faire, je laissais plutôt des en-cas et de la boisson sur la table avec une lumière allumée. La nuit ou quand je le laissais seul un moment le jour, je sécurisais le secteur (je contrôlais tout au tableau EDF), je désactivais les plaques électriques, volets électriques, four, machine à laver, etc...

Quand sa mémoire sera encore plus défaillante, s'il vit quelque chose d'angoissant (c'est arrivé maintes fois à l'ehpad), il ne sera pas capable de vous raconter l'évènement, les faits, mais gardera les (mauvaises) émotions, souvent une grande peur, qui dure. Nous pouvons donc en déduire que les occuper, leur faire faire quelque chose d'agréable pour eux, pourrait avoir un effet bénéfique même s'ils ne s'en souviennent pas 2 heures plus tard. Ne vous dites jamais 'Pourquoi m'embêter à lui faire ceci ou cela, l'amener ici ou là, puisque dans 2 heures il aura tout oublié'. Oui il aura oublié, mais il gardera le bonheur l'apaisement que cela lui a apporté. Idem pour les visites à l'ehpad, ½ heure après votre départ il aura oublié que vous êtes venu mais n'oubliera pas l'amour que vous lui avez donné, il ressentira moins l'abandon et s'en portera que mieux psychologiquement. J'ai été obligée de ne pas aller le voir pendant 10 jours, il dépérissait, plusieurs personnes du personnel m'ont dit 'Votre père ça va pas du tout, il est + prostré, de plus en plus absent'. Et quand je l'ai revu, à mon départ, il m'a dit furieusement, et pourtant cela faisait 9 mois qu'il était placé 'Et cette fois ne reste pas 15 jours sans venir me voir !!', ils sont parfois très surprenants. Faire TOUJOURS très attention à ce que nous disons devant eux, même quand nous les croyons absents ou plus capables de comprendre.

Un jour viendra où il aura oublié les décès de ses proches, pour mon père, sa femme et son frère. Ne recadrez pas en lui disant qu'ils sont décédés. Imaginez que vous viviez moult fois la peine d'apprendre qu'un proche est décédé. Mais ne rentrez pas non plus dans ses souvenirs qu'il croit d'actualité, essayez plutôt de changer délicatement de sujet s'il ne passe pas à autre chose de lui-même.

Ils sont surtout agités en fin d'après-midi, vers 16 / 17h. Le crépuscule du soir peut aussi les stresser, volets toujours fermés dès que la nuit tombe. Une veilleuse (petite lumière) dans sa chambre rassurait mon père la nuit.
Ils déambulent la nuit, et du coup ont tendance à inverser le jour et la nuit. Pourquoi marchent-ils la nuit ? :
- parce que la maladie leur a 'commandé' de se lever. 'Ce n'est pas moi', 'Quand on est à moitié fou on fait sans vouloir' disait mon père. Est-ce qu'un parkinsonien a décidé de trembler ?
- parce qu'ils ne savent pas pourquoi et vous répondront n'importe quoi si vous leur posez la question, pour ne pas perdre la face
- parce qu'ils cherchent les toilettes
- parce qu'ils sont stressés

Il faut savoir qu'un malade, de 80 à 95 ans, n'a pas pour ambition ou plaisir à marcher des heures de jour comme de nuit. La déambulation les épuise, mon père s'arrêtait quand ses jambes n'en pouvaient plus, il s'écroulait...en ehpad.
Si vous ne voulez pas qu'il inverse le jour et la nuit, rien de tel qu'un sécuridrap. Pour mon père c'était la solution, avec un traitement adapté le soir les premiers jours pour le calmer et l'aider à l'endormissement, et lui laisser le temps d'adopter son sécuridrap. Sa vie sera bien plus agréable, je suis pour le bien-être.

Bien après les troubles du comportement, ils finissent par ne plus trop savoir marcher. Mécaniquement ils pourraient mais c'est la connexion dans le cerveau qui se fait mal pour finir par ne plus se faire. Puis c'est la parole, ils ne feront plus des mots mais des bruits. Et sur la fin, idem pour la déglutition, ils ne s'alimentent donc plus. Je ne l'ai pas vécu avec mon père puisqu'il est décédé avant d'un cancer du pancréas, mais je l'ai vu.

Sachez que même s'il vous en fait voir de toutes les couleurs, tout sera oublié quand vous serez séparés, soit par son décès soit par son placement en ehpad si vous le placez. Ma tante qui a gardé son mari, atteint de la maladie, près d'elle jusqu'au bout le disait aussi. J'ai même regretté de ne pas lui avoir donné plus, de m'être trop souvent mal prise. Par contre, concernant l'ehpad, j'ai regretté de ne pas m'être battue plus, de ne pas m'être imposée plus. Tout ce qui caractérisait son ehpad restera fortement indigeste et le placer restera incontestablement une monumentale erreur.